Source : https://www.swissinfo.ch/ Auteur : Andrea Tognina
En 1991, la Suisse célèbre le 700e anniversaire de la Confédération. Mais cette référence à ses origines mythiques, alors que les négociations sur l’Espace économique européen sont en cours, ne suffit pas à dissimuler la désorientation face au processus d’intégration européenne.
«Les négociations se sont avérées être […] une série ininterrompue de déceptions», écrit le président de la Confédération Flavio Cotti au ministre de l’Economie Jean-Pascal Delamuraz le 28 mars 1991. Ce dernier, avec le ministre des Affaires étrangères René Felber, représente la Suisse dans les négociations entre la Communauté économique européenne (CEE) et l’Association européenne de libre-échange (AELE) sur l’Espace économique européen (EEE).
Dans son intervention plutôt inhabituelle, l’homme politique tessinois invite son collègue à reconsidérer la stratégie européenne de la Suisse: «On peut en effet se demander s’il ne vaudrait pas mieux interrompre les négociations sur l’EEE le plus rapidement possible». Flavio Cotti considère que l’adhésion directe à la Communauté européenne pourrait être accueillie avec «une plus grande sympathie de la part du Souverain».
Nouvelle dynamique européenne
Depuis la fin des années 1980, les équilibres internationaux issus de la Seconde Guerre mondiale sont en crise. L’effondrement du bloc communiste rebat les cartes géopolitiques. La Suisse neutre, habituée à évoluer dans un monde bipolaire, peine à trouver une nouvelle place.
La question la plus complexe à résoudre pour Berne est celle de l’intégration européenne. Jusque-là, la politique européenne de la Suisse était étroitement liée à celle de l’AELE. Le traité le plus important conclu avec la CEE est l’accord de libre-échange de 1972.
Dans les années 1980, cependant, la dynamique de l’intégration européenne menace de marginaliser l’AELE. Bruxelles freine les nouvelles adhésions, afin de donner la priorité à la construction du marché intérieur, fondé sur les quatre libertés de circulation (personnes, biens, services et capitaux). C’est dans ce contexte qu’en 1989, le président de la Commission européenne, Jacques Delors, propose une nouvelle forme de partenariat réglementant l’accès des États de l’AELE au marché unique européen.
Heurt avec la réalité
Dans un premier temps, du moins aux yeux de Berne, l’EEE apparaît comme une bonne solution qui lui permet de participer à l’intégration économique du continent tout en préservant son autonomie institutionnelle.
Bien vite, cependant, les changements géopolitiques qui bouleversent l’Europe modifient le sens des négociations lancées en 1990. «La chute du mur de Berlin donne à la discussion sur l’EEE une dynamique complètement différente de celle qui était envisagée au début», note l’historien Sacha Zala, directeur de Dodis. «En 1991, la Suisse s’est finalement heurtée à une réalité européenne qui n’était plus celle des années 1960.»
Le front de l’AELE est en train de s’effondrer; l’objectif d’adhésion à la CEE poursuivi par les deux principaux partenaires de la Suisse, l’Autriche et la Suède, affaiblit la position de négociation de Berne. La CEE, désormais «point de référence pour pratiquement tous les pays européens», est de moins en moins disposée à faire des concessions et même à formuler de nouvelles exigences.
En particulier, Bruxelles fait comprendre «qu’un accord sur le trafic de transit est considéré comme une condition préalable au traité sur l’EEE» (un tel accord sera conclu le 21 octobre 1991, le même jour que la conclusion des négociations sur l’EEE).
Un gouvernement divisé
Au-delà des questions de fond, telles que la libre circulation des personnes ou les normes de protection de l’environnement, le nœud le plus difficile à résoudre reste le nœud institutionnel. La CEE veut garder le contrôle sur l’évolution du droit communautaire et est par conséquent réticente à céder le pouvoir de décision aux pays de l’AELE. La relation entre les deux organisations est de moins en moins une relation entre partenaires égaux.
Les difficultés des négociations avec la CEE révèlent rapidement de profondes divergences au sein du gouvernement suisse. En témoigne le procès-verbal d’une séance du Conseil fédéral à la mi-avril 1991.
À cette occasion, Jean-Pascal Delamuraz et René Felber admettent que les négociations avec la CEE ne sont pas satisfaisantes, mais tentent de sauver ce qui peut l’être. La Suisse ne peut pas être un «cavalier seul», répète Jean-Pascal Delamuraz, tandis que René Felber appelle également à prendre en compte «les nombreux points positifs» de l’accord. Entre-temps, cependant, tous deux ont développé la conviction que l’EEE ne peut être qu’une solution transitoire en vue de l’adhésion à la CEE.
Leur opinion est contestée par Otto Stich: «Un mauvais accord ne doit jamais être considéré comme un pas dans la bonne direction», estime le ministre des Finances. Et d’ajouter: «Un EEE comme celui qui se profile signifie une satellisation de la Suisse.» Le ministre de la Défense, Kaspar Villiger, abonde dans le même sens: «Nous nous dirigeons vers un État colonial doté d’un statut d’autonomie.»
L’insatisfaction est également exprimée, sous différentes formes et avec des objectifs différents, par les autres conseillers fédéraux, Arnold Koller, Adolf Ogi et Flavio Cotti.
La civilisation européenne et les banques
Dans les mois qui suivent, les signaux des partenaires européens sont loin d’être encourageants. En mai, le ministre allemand des Affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher, en visite en Suisse, observe lapidairement que seuls les membres de la CEE peuvent défendre de manière optimale leurs intérêts nationaux.
Le président français François Mitterrand, qui rencontre Flavio Cotti et Jean-Pascal Delamuraz à Lugano en juin, n’est pas loin derrière: «Si vous restez dans un bel isolement, les conditions resteront-elles les mêmes?», demande-t-il à ses hôtes suisses. Et tout en évoquant sa vision de la civilisation européenne, le président français ajoute avec une pointe de malice: «On ne peut du reste pas fonder une civilisation sur les banques.»
La question d’une éventuelle demande d’adhésion à la CEE continue dans l’intervalle d’influencer la stratégie de négociation de la Suisse. Fin mai, Jean-Pascal Delamuraz et René Felber tentent de donner la priorité à la perspective de l’adhésion, mais se heurtent à l’opposition de certains collègues, en particulier d’Otto Stich, qui considère la CEE «encore trop centraliste et trop peu démocratique».
Fin juillet, un document élaboré par un groupe de réflexion du Département des Affaires étrangères en appelle à nouveau à une adhésion rapide à la CEE: «En raison de ses traditions fédéralistes et démocratiques, de sa pratique du consensus, la Suisse est appelée à y jouer un rôle de premier plan».
La Suisse, une partie réticente de l’Europe
«L’Europe fait partie de nous-mêmes, et nous en faisons partie», s’exclame Flavio Cotti en septembre, à Sils en Engadine, dans le cadre des célébrations du 700e anniversaire de la Confédération. La rhétorique pro-européenne de la phrase ne suffit cependant pas à cacher les difficultés du gouvernement à trouver une position univoque.
Il ne reste plus qu’un mois et demi avant le tournant décisif des négociations, prévu le 21 octobre à Luxembourg. Les fonctionnaires des départements des Affaires étrangères et de l’Economie chargés du dossier européen recommandent au gouvernement de clarifier au plus vite sa position sur l’adhésion et d’évaluer les résultats des négociations de l’EEE lors d’une réunion ultérieure.
Mais le Conseil fédéral prend son temps et ne se réunit que le 19 octobre. Les positions parmi les membres du gouvernement restent distantes, les concessions exigées de la Suisse au niveau institutionnel laissent tout le monde insatisfait.
La perspective de l’adhésion
En fin de compte, cependant, c’est la position de Jean-Pascal Delamuraz et René Felber qui prévaut: oui au traité sur l’EEE, mais seulement comme étape intermédiaire vers l’adhésion à la CEE. L’adhésion devient officiellement un objectif du Conseil fédéral.
Dans la nuit du 22 octobre, les deux ministres romands acceptent les résultats des négociations finales. «La perspective dans laquelle le Conseil fédéral place cet accord est celle de l’adhésion», explique le ministre des Affaires étrangères en novembre à la Commission de politique étrangère du Conseil des États. La majorité des parlementaires sont satisfaits du travail du gouvernement.
Cependant, un membre de la commission appelle à la prudence: «Le vote sur l’EEE n’est pas encore gagné.» Un peu plus d’un an plus tard, après une campagne virulente avec une participation record (78,7%), l’accord EEE sera rejeté par 50,3% des voix et un nouveau chapitre s’ouvrira pour la politique européenne de la Suisse.