L’idée de créer une carte de résident donnant accès à divers services publics indépendamment de la nationalité, ou même d’un titre de séjour, fait son chemin dans le domaine transfrontalier. Qu’en penser?
En Europe, plusieurs métropoles ont mis ou cherchent à mettre en place une carte permettant à tous les résidents de la ville, même les illégaux ou les sans-papiers, de bénéficier de certains services publics. Fondée sur le critère de la résidence, la conception sous-jacente est celle d’une citoyenneté dite «inclusive», ouverte au plus grand nombre sinon à tous.
Comme pour beaucoup de choses de nos jours, l’idée vient des États-Unis. Dans le cas présent, de la ville de New York, qui avait créé en 2015 une «carte d’identité» urbaine IDNYC dans le but premier de permettre à des sans-papiers résidents d’avoir accès à des services. Celle-ci a ensuite été élargie à tous les habitants.
Plusieurs villes européennes s’en sont récemment inspirées, par exemple Zurich, pour créer, par décision du Conseil municipal en mai 2022, la Züri City Card, ou Liège avec une carte ardente en cours d’élaboration (Liège étant surnommée «La ville ardente»).
À Genève, l’équipe de sociologie du professeur Cattacin travaille à l’Université selon cette logique qui anime également, sur le plan politique, l’initiative «Une vie ici, une voix ici» soumise au peuple du canton le 9 juin 2024 et visant à étendre le droit de vote à tous les étrangers résidant depuis huit ans.
Dans les dernières semaines, on a vu apparaître une idée comparable en France dans les réflexions de la Mission opérationnelle transfrontalière (MOT) sur les «Bassins de vie transfrontaliers» (BVT). Cet organisme a pour tâche de faire des propositions aux différents ministères dans le domaine des relations transfrontalières sur tout le pourtour de l’Hexagone. Son président se trouve être le maire d’Annemasse, Christian Dupessey, en sa qualité de président du Pôle métropolitain du Genevois français (PMGF).
Certes, rien n’est acquis pour le moment, mais il paraît utile de se pencher un peu sur cette question, ne fût-ce que par anticipation. Une volonté de mieux prendre en compte la mobilité sans cesse accrue qui caractérise nos sociétés modernes, que ce soit dans les métropoles ou aux frontières urbanisées des États, est sûrement un élément pouvant expliquer l’évolution progressive vers ce type de réflexions.
Dans son argumentation, la MOT met en avant le risque de fermeture des frontières, comme on l’a connu au moment de la pandémie de Covid-19. Dans un tel cas, l’obtention d’une carte les identifiant en tant que tels continuerait de garantir aux frontaliers la possibilité de circuler, donc de travailler.
On peut aussi réfléchir à des applications plus ciblées, limitées à un domaine précis, comme la proposition de carte de sécurité sociale transfrontière pour les résidents d’une zone déterminée. Elle serait délivrée avec un justificatif de domicile et donnerait accès aux hôpitaux, cliniques et soins ambulatoires des deux côtés de la frontière.
Il faudrait pour cela mener un travail, probablement long, de concertation, par exemple, entre les systèmes de couverture sociale et les caisses maladie, et notamment résoudre la question du différentiel de coûts des soins entre la France et la Suisse. Ce n’est donc pas pour demain, mais on peut espérer que quelques avancées soient accomplies pour surmonter les blocages et les déséquilibres affectant aujourd’hui le secteur si crucial de la santé sur le pourtour de la frontière franco-suisse.
À ce stade, la MOT envisage (sera-ce repris par la suite?) que le remboursement se fasse au tarif français et que le surcoût éventuel soit automatiquement envoyé à la caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) et à la complémentaire santé du frontalier.
Cela soulève à l’évidence des questions complexes. Mais insistons pour dire qu’il y a urgence à les empoigner. Notons en revanche que la disparité institutionnelle dans le domaine de la santé entre la France et la Suisse ne facilite pas le dialogue: les cantons du côté suisse, et du côté français les Agences régionales de santé (ARS) qui dépendent directement de l’État central (Ministère des affaires sociales), celle d’Auvergne -Rhône-Alpes étant basée à Lyon, celle de Bourgogne-Franche-Comté à Dijon, et celle du Grand-Est à Nancy. Pourrait-on doter les ARS concernées d’une vraie Direction des affaires frontalières?
Pour avoir quelques chances de succès, il nous paraît indispensable de clairement se situer dès le départ dans une démarche fonctionnelle, consistant à faciliter les conditions de vie des habitants, et d’éviter de manier sans précautions des concepts qui relèvent de la politique, du contenu démocratique et de l’autorité de l’État.
C’est important, car les spécialistes en sciences sociales utilisent volontiers le terme de citoyen pour désigner le fait concret de vivre quelque part, indépendamment de la citoyenneté politique. En effet, il est quasiment certain que surviendront des crispations dès lors qu’on présentera ces initiatives sous la forme (parfois évoquée) de «carte d’identité du Grand Genève», ou de «carte de citoyen transfrontalier». Adoptons des formules plus neutres, nommant simplement un état de fait objectif, comme «carte de résident», «carte d’habitant du Grand Genève».
* Créée à Genève en 1996 dans l’orbite du Conseil de l’Europe, la FEDRE s’intéresse depuis toujours aux régions transfrontalières. En 2023, elle a noué un partenariat avec le Crédit Agricole next bank pour étudier l’effet frontière sur le pourtour de la Suisse dans divers domaines, dont certains échappent à l’attention du grand public.
source : La tribune de Genève https://www.tdg.ch/grand-geneve-vers-une-carte-de-resident-frontalier-357709963597