Frontaliers suisses

Transfrontaliers : l’exode dont personne ne parle

Les données nationales les plus récentes s’agissant des travailleurs transfrontaliers français, datent de 2018 (publication en 2021). Et les chiffres sont éloquents : ils représentent près de 422.681 personnes au niveau national, soit une progression de près de 14% entre 2015 et 2018 (en 4 ans), tandis qu’ils étaient de +12% en six ans entre 2010 et 2015. On assiste donc à un phénomène en constante augmentation à bas bruit, en direction essentiellement de six destinations : la Suisse (48,1% des transfrontaliers en 2018, en baisse de 1,1 point depuis 2015), le Luxembourg (21% en hausse de 0,6 point), l’Allemagne (11,9% en baisse de 0,3 point), la Belgique (10,6% en hausse de 0,8 point), Monaco (7,1%, stable) et enfin l’Espagne (1,2% en hausse de 0,2 point).

Des travailleurs transfrontaliers en constante augmentation entre 2010 et 2018

Le phénomène des travailleurs transfrontaliers français (disposant d’un travail sur le territoire d’un pays étranger frontalier avec la France) représente un flux en constante augmentation et même en accélération, soit +30,2% entre 2010 et 2018.

Pays de travail 2010 2015 2018 Var 15-10 Var 18-15
Suisse 150 100 179 200 203 405 29 100 19,4% 24 205 11,9%
Luxembourg 66 300 75 000 88 936 8 700 13,1% 13 936 15,7%
Allemagne 46 600 44 500 50 360 -2 100 -4,5% 5 860 11,6%
Belgique 33 300 35 400 44 691 2 100 6,3% 9 291 20,8%
Monaco 24 400 25 900 30 210 1 500 6,1% 4 310 14,3%
Espagne 4 000 3 700 5 079 -300 -7,5% 1 379 27,2%
Total 324 700 363 700 422 681 39 000 12,0% 58 981 14,0%

Source : INSEE (2019[1] et 2021[2]).

Les régions concernées sont particulièrement impactées par cet exode de main d’œuvre qui vient irriguer un bassin d’emploi contiguë mais étranger. Ainsi compris le travail transfrontalier se comprend comme une atténuation de PIB pour le pays de résidence (tout au moins au niveau de la création de richesse/modulo la consommation et l’investissement immobilier). Selon les données les plus récentes obtenues par sondage[3], les travailleurs frontaliers représentent 20% du PIB de la Suisse et sont près de 365.000 à habiter en France (Français, Suisses ou autres nationalités). En 20 ans, leur nombre a plus que doublé, passant de 163.000 en 2002 à 341.000 en 2020 et même 365.000 en 2021. Mais ces résidents en France ne sont français qu’à 55%, soit 199.920 personnes[4]. Les profils également sont importants car ils ciblent les « forces vives » : 56% des diplômés d’études supérieures, 18% de bacheliers, 18% ayant fait leurs études en Suisse et 25% sans diplômes. Ces personnes employées sont à 44% des CSP+ (dirigeants, cadres et professions intellectuelles supérieures). Par ailleurs il s’agit très majoritairement de jeunes actifs : « les frontaliers sont majoritairement des hommes de moins de 40 ans », soit (22% ont entre 31-39 ans et 43% entre 40-54 ans).

Auvergne-Rhône-Alpes en forte croissance +73.900 transfrontaliers en 2018

Le focus le plus récent réalisé pour la région Auvergne Rhône-Alpes par l’INSEE, date de 2020[5] mais avec des chiffres datant de 2016, a mis en exergue une augmentation des transfrontaliers « navetteurs » de près de 63.000 entre 1999 et 2016 soit la plus forte croissance devant la région Grand-Est (+32.063 employés) sur la même période. L’intérêt de la publication est de pouvoir obtenir une ventilation à partir des territoires de résidence et non plus des pays d’emplois, soit :

Principales régions frontalières 1990 1999 2006 2016 Var 1999-

2016

Grand Est 86 869 137 286 149 766 169 349 32 063
Auvergne-
Rhône-Alpes
53 872 53 097 73 212 115 828 62 731
Bourgogne-
Franche-Comté
14 516 13 808 20 546 34 360 20 552
Hauts-de-France 8 293 15 075 23 074 31 836 16 761
Provence-Alpes-
Côte d’Azur
17 434 19 216 25 021 29 009 9 793
Nouvelle Aquitaine 2 804 1 738 3 306 3 923 2 185
Occitanie 2 703 1 345 1 839 1 891 546
France métropolitaine 197 622 245 354 301 120 392 376 147 022

Source : INSEE, 2020 recensements de la population de 1990 à 2016.

Sans surprise on constate que c’est la région Grand-Est qui est la plus grande pourvoyeuse de travailleurs transfrontaliers, notamment vers l’Allemagne, le Luxembourg et minoritairement la Suisse, contrairement à la région Auvergne-Rhône-Alpes, qui est concentree sur le bassin d’emploi helvétique (115.000 personnes). Toutefois, indirectement (via le focus régional Grand Est infra) il est possible d’estimer l’accroissement de la population des travailleurs frontaliers en Rhônes-Alpes à 127.000 en 2018, soit une croissance de près de +14.000 frontaliers en seulement 2 ans.

En exploitant les données fiscales, l’INSEE a pu calculer pour 2018 qu’en Auvergne-Rhône-Alpes[6], 146.800 ménages regroupant 377.000 personnes percevaient un revenu de source étrangère, soit 4,4% des ménages de la région, derrière la région Grand-Est (8,5%), mais devant la Bourgogne-Franche-Comté (4,1%). Les revenus perçus sont en effet nettement supérieurs pour les transfrontaliers aux revenus de leurs compatriotes : « Le niveau de vie des personnes qui résident dans un ménage percevant des revenus étrangers est plus élevé que les autres. Pour la moitié de ces personnes, il est supérieur à 39.700 euros par ans, soit au-delà du niveau de vie plancher des 10% des ménages les plus aisés en France métropolitaine. Il correspond à un revenu disponible de 3.310 euros/mois pour une personne seule, contre 1.830 euros par personne ne recevant pas de revenu étranger. » L’INSEE relevant qu’en 20 ans, la distribution des revenus est devenue plus inégale entre les communes de la région Rhône-Alpes, les communes de Haute Savoie participant « à plus de la moitié des écarts de revenus dans la région, contre 1/5ème en 1999.[7] »

La région Grand Est est la plus concernée par le travail frontalier (42% des frontaliers français)

S’agissant cette fois de la région Grand Est (anciennement ACAL), le travail transfrontalier concernait en 2018 près de 182.000 habitants. Le Luxembourg devenant la première destination avec 86.500 actifs en 2018 contre seulement 36.100 en 1999, devant donc l’Allemagne (48.200 actifs), la Suisse (39.400 actifs) et la Belgique (8.200 actifs)[8].

Frontaliers région Grand Est 1999 2008 2013 2018
Allemagne 58 400 49 400 45 900 48 200
Belgique 4 500 7 900 8 400 8 200
Luxembourg 36 100 62 100 70 800 86 500
Suisse 32 500 34 400 36 700 39 400
Total 131 500 153 800 161 700 182 200

Note : INSEE (2022). Note, le nombre total de frontaliers résidents en région Grand Est est de 183.000 dont 182.200 vers ces 4 destinations prioritaires.

Les flux sortants sont donc massifs (182.200) contre des flux entrant très faibles de l’ordre de 2.500 salariés environ. La région Grand Est constitue donc la région de résidence de 42% du total des frontaliers de France métropolitaine en 2018 devant Auvergne-Rhône Alpes (127.000 actifs transfrontaliers) soit 29% de l’ensemble des travailleurs transfrontaliers puis la Bourgogne-France Compté, les Hauts de France et PACA avec chacune entre 32.000 et 38.000 actifs frontaliers « travaillant respectivement en Suisse, en Belgique et à Monaco ». Précisons que dans la Région Grand-Est, à proximité du Luxembourg et de la Suisse, près d’un actif sur deux est frontalier dans les zones d’emploi de Thionville et de Saint Louis. Plus globalement les frontaliers sont 19% pour la Moselle, 14% pour le Haut-Rhin, 9% en Meurthe-et-Moselle et 5% pour le Bas-Rhin. Enfin, « un quart des frontaliers vers l’Allemagne et la Belgique sont des Allemands et des Belges résidant en France » contre 1% de Luxembourgeois et 4% de Suisses.

Enfin, donnée déterminante, 26% des travailleurs frontaliers de la région Grand-Est travaillent dans l’Industrie, soit « 10 points de plus que parmi les actifs qui travaillent en France ». Notamment en direction de l’Allemagne (43%) et de la Suisse (35%), avec une forte sectorisation : côté Allemand l’industrie automobile et du côté Suisse l’industrie pharmaceutique. Vers la Belgique, 27% des frontaliers travaillent dans l’industrie et 8% dans l’agroalimentaire. Notons que l’on relève « de moins en moins d’ouvriers non qualifiés » à destination de l’Allemagne et de la Belgique.

Enfin le Luxembourg emploie majoritairement des frontaliers dans les secteurs des activités financières et de l’assurance (12% des actifs du Grand Est, soit plus de 10.000 frontaliers). Le reste étant majoritairement constitué par des activités juridiques et comptables. En Belgique, l’enseignement, la santé humaine et l’action sociale occupent respectivement 5%, 7% et 14% des frontaliers.

Plus généralement les frontaliers représentent de plus en plus de diplômés d’études supérieures en provenance du Grand-Est, notamment à direction du Luxembourg et de la Suisse (46% et 39% en 2018) bien davantage qu’en direction de l’Allemagne et de la Belgique (respectivement 26% et 27%). Enfin le Luxembourg est le seul pays dont le nombre de frontaliers augmente dans tous les secteurs, notamment à cause de conditions salariales beaucoup plus avantageuses que celles existantes sur le territoire français[9].

Bourgogne-Franche-Comté, + de 41.000 travailleurs frontaliers vers la Suisse

La Bourgogne Franche-Comté dispose de son propre baromètre trimestriel[10] de l’emploi frontalier avec la Suisse (grâce à l’exploitation des données statistiques fédérales de l’OFS[11]). La région accueille sur son sol près de 41.217 actifs travaillant en Suisse au T1 2022, soit une évolution annuelle glissante de +2.893 actifs représentant une croissance par rapport au T1 2021 de +7,5%. L’étude précise que « le poids de la région dans l’effectif frontalier se maintient toujours au-delà de 20%. »

Hauts de France, 24.200 salariés travaillant à l’étranger en 2017

Pour les Hauts de France, les statistiques régionales récentes détaillées datent de 2017[12]. Elles montrent une faible contribution de la région au phénomène transfrontalier dans la mesure où seulement 1,6% des salariés de la région sont à cette date des travailleurs frontaliers, soit 24.200 actifs (dont 23.700 vers la Belgique). Le différentiel salarial étant plus faible (+14%) qu’avec d’autres territoires, en sens inverse les flux entrants représentent près de 10.500 actifs en provenance de Belgique, soit un flux croisé de près de 43%, les conditions de travail en France étant plus clémentes. La proportion d’actifs des Hauts de France partant vers la Belgique est donc de 75%, loin devant la région Grand Est (22%, soit 6.900 en 2017[13]). Notons, « plus de la moitié des travailleurs frontaliers ont un profil d’ouvrier de l’industrie manufacturière »[14].

Une région PACA aimantée par Monaco

En région PACA (Provence Alpes-Côtes d’Azur), le nombre de travailleurs frontaliers vers Monaco croît dans des proportions significatives, soit +9,2% selon le suivi effectué par l’IMSEE[15] (l’organisme statistique monégasque), avec près de 33.000 frontaliers français recensés. Comme le relevait la dernière étude de l’INSEE (2019) sur les navetteurs de PACA travaillant à Monaco[16], le phénomène est en nette accélération puisque les frontaliers ne représentaient en 2015 que 25.700 actifs (redressés en 2021 pour la même année à 25.900 (voir tableau supra)). L’étude montrait en particulier que « les trois quarts des salariés travaillant à Monaco résident dans les Alpes-Maritimes, tandis que l’emploi frontalier transalpin ne représentait que 500 résidents exerçant leur activité en Italie. Un phénomène de recrutement touchant prioritairement les communes limitrophes où près de 6 actifs sur 10 en 2015 travaillaient dans la Principauté[17].

 Emplois régionaux et frontaliers à Monaco En emploi
(tous lieux de travail)
En emploi à Monaco
Hébergement et restauration 7 % 12 %
Activités financières et d’assurance 3 % 8 %
Activités spécialisées
scientifiques et techniques,
services administratifs et de soutien
13 % 16 %
Construction 7 % 10 %
Autres activités de services 6 % 8 %
Industrie manufacturière
extraction et autres
7 % 8 %
Information et communication 4 % 4 %
Activités immobilières 3 % 3 %
Transport 5 % 4 %
Commerce 14 % 12 %
Santé et action sociale 14 % 10 %
Enseignement 7 % 2 %
Administration 10 % 4 %

Sources : INSEE (2019) mais données 2015.

On constate que les particularités du tissu économique de la Principauté drainent des profils spécifiques par rapport aux ratios des emplois des Alpes Maritimes : 12% dans l’hébergement et la restauration contre 7% en moyenne régionale, 8% dans les activités financières (contre 3% pour la région), « en particulier, l’activité d’intermédiation monétaire » qui occupe 6% des frontaliers. Mais aussi dans les activités spécialisées, scientifiques et techniques (16% contre 13%) et bien moindre dans le sanitaire et social, etc.

Conclusion

Source de revenus et d’emploi, le travail frontalier est bien souvent indispensable pour des régions par ailleurs paupérisées et désindustrialisées ou fortement enclavées (Haut de France, Grand Est). Cependant cette orientation des flux n’est pas sans conséquence sur la croissance de notre PIB national ainsi que par les distorsions que les revenus des frontaliers produisent dans leur région de résidence (prix de l’immobilier, tarissement de certaines professions, captation des jeunes actifs et des plus diplômés, etc.) D’autant que l’augmentation du nombre de travailleurs frontaliers n’est pas près de se tarir mais d’une façon plus polarisée. Suivant les dernières données disponibles il est possible de proposer un prévisionnel pour 2021 où l’emploi frontalier augmenterait de 3,34% par rapport à 2018, avec près de 437.000 navetteurs actifs :

Pays de travail 2010 2015 2018 2021 var 2021-18
Suisse[18] 150 100 179 200 203 405 199 920 -1,7%
Luxembourg[19] 66 300 75 000 88 936 112 459 26,4%
Allemagne[20] 46 600 44 500 50 360 48 346 -4,0%
Belgique[21] 33 300 35 400 44 691 37 983 -15,0%
Monaco[22] 24 400 25 900 30 210 33 000 9,2%
Espagne 4 000 3 700 5 079 5 079 0,0%
Total 324 700 363 700 422 681 436 787 3,3%

Source : INSEE et autres, Note de lecture : la statistique espagnole est une calle technique, il n’y a pas de donnée disponible pour l’Espagne à date.

La Suisse verrait en 2021 le nombre de ses frontaliers issus du territoire français baisser de 1,7% tandis que les frontaliers vers le Luxembourg augmenteraient de près de 26,4%. Ceux en direction de l’Allemagne baisseraient de 4%, tandis qu’en direction de la Belgique le repli post-Covid serait de 15%. En revanche, Monaco continuerait toujours d’en attirer davantage avec +9,2%. Ces éléments témoignent de l’impact de la Pandémie et du télétravail sur la pratique du travail transfrontalier même au-delà de ses aspects purement fiscaux et légaux[23].

Relevons que ces statistiques sont publiées de façon trop éparses et que les remises à jour sont très différemment réalisées par l’INSEE en fonction des régions. Précisons par ailleurs qu’il n’est pas possible à date de connaître l’impact en termes de PIB que ces flux occasionnent pour la France, que cela soit en matière de valeur ajoutée (pour le pays d’emploi) et de consommation (pour le pays de résidence). Ce qui frappe c’est en tout cas l’importance de l’emploi industriel et de l’emploi qualifié drainé par ces pays frontaliers de la France… ce qui devrait nous amener à améliorer notre propre attractivité (cas Belge par exemple, ou Espagnol, voire Italien, où les flux sortants sont extrêmement faibles).


[1] Elena Mironova, Sophie Villaume, Forte croissance du nombre de travailleurs frontaliers vers la Suisse et le Luxembourg, INSEE Première, n°1755, 04/06/2019, https://www.insee.fr/fr/statistiques/4164642

[2] Principaux flux de travailleurs transfrontaliers, données annuelles 2018, INSEE, Chiffres-clés, 08/10/2021, https://www.insee.fr/fr/statistiques/5430992#tableau-figure1

[4] https://www.lyoncapitale.fr/actualite/les-travailleurs-frontaliers-representent-20-du-pib-de-la-suisse, ainsi que INSEE, Bilan économique 2021 – Grand Esthttps://www.insee.fr/fr/statistiques/6457786?sommaire=6324619, voir également la synthèse et les études thématiques de l’observatoire statistique transfrontalier Franco-Valdo-Genevois, https://www.statregio-francosuisse.net/publications/syntheses.asp

[8] INSEE, 2022, Analyse Grand Est n°144, 19/05/2022 https://www.insee.fr/fr/statistiques/6444588. Précisons que pour l’Allemagne on peut utiliser les données de l’observatoire Bâlois dédié : pour 2022 et en 2021, https://www.regbas.ch/de/assets/File/downloads/BAK_Economics_RegioBasiliensis_Arbeitsmarkt_2022_web.pdf, ainsi que https://www.regbas.ch/de/assets/File/BAK_RegioBasiliensis_Arbeitsmarkt_Oberrhein_Webversion.pdf

[9] Voir INSEE, Chaque année, un frontalier sur cinq vers le Luxembourg est un nouveau frontalier, l’intérêt salarial est très net, Flash Grand Est n°61, 22/02/2022, https://www.insee.fr/fr/statistiques/6533190#graphique-figure2_radio1

[13] La région Grand Est ayant près de 137.700 travailleurs frontaliers en 2017.

[14] 2015, dernière décomposition régionale par profession disponible.

source : https://www.ifrap.org/
auteur : Samuel-Frédéric Servière